Sociolinguistique des transmissions en Caraïbe créole

Lambert Félix PRUDENT (CRREF / ESPE de Guadeloupe, Université des Antilles)

La créolistique caraïbe est interpellée de multiples manières par la transmission. D’abord, au sens génétique du mot, car les créoles antillais sont bel et bien nés d’une rupture de transmission. C’est précisément parce que de jeunes locuteurs, européens et africains, se sont retrouvés dans une situation où leurs parents ne leur transmettaient plus naturellement leurs langues originelles qu’ils ont du inventer un système linguistique qui n’était plus, ni du français ni une langue africaine. La deuxième saillie de la transmission est consubstantielle de l’apparition d’une réflexion sur les créoles : par l’attention portée au folklore, la focalisation sur ce que l’on appellera la tradition orale. Dès le 19e siècle, la sagacité des observateurs est activée par ces vieux nègres qui racontent la nuit des histoires merveilleuses, ponctuées des rituels krik krak. Après l’abbé Grégoire qui crie au génie nègre, c’est Schoelcher l’abolitionniste qui reste médusé devant le corpus de proverbes et de chansons créoles qu’il rassemble. C’est Lafcadio Hearn qui fait des best-sellers de ses récits. Et c’est le recueil écrit de ces trésors oraux, ce noyau langagier transcrit qui servira de base aux recherches scientifiques ultérieures. Paradoxale trans­mission ! Un autre aspect de la transmission s’impose dans la saisie contemporaine du créole en relation avec la langue et la culture dominantes. C’est la fameuse question de la diglossie et de la  décréolisation. Pourquoi la communauté ressent-elle chaque jour inégalement l’effet d’une perte de substance ? Pourquoi la phonétique, le lexique et la syntaxe font-ils l’objet de cette intrusion ? Pourquoi le créole ne se transmet-il pas de manière harmonieuse, comme l’espagnol chez les Cubains ou l’anglais chez les Barbadiens ? Et pourquoi cette langue dénaturée devient-elle un enjeu d’identité et d’authenticité aussi fort et une source de conflit aussi puissante ?Une quatrième facette de la transmission peut être interrogée chez la population migrante. Il y a aujourd’hui un tiers de la population antillaise qui vit en France hexagonale. Se pose alors la question de la transmission et du maintien de la culture et de la langue comme outils d’ancrage culturel ou de résistance à l’évolution dans un monde « métropolitain ». Pour boucler notre sociolinguistique des transmissions, nous aborderons le créoliste et son destin. Un constat s’impose : celui d’une curieuse progression de la profession en ignorant l’histoire locale de la discipline. Presque personne pour s’intéresser aux biographies des Elodie Jourdain, Rémi Nainsouta, Serge Denis, Auguste Bazerque ou de l’Abbé David ! Que nous a t-il manqué pour délaisser la vie et l’œuvre de ces aînés et rater ainsi la rentabilisation de l’étape préalable ?